PARAGONE par Laure Saffroy-Lepesqueur
GALERIE DROSTE, PARIS
18 FÉVRIER – 18 MARS 2023
Le choix du titre Paragone, signifiant « comparaison » en italien, émane d’un
constat : celui qui enjoint souvent les artistes à devoir choisir, se définir par un
médium unique et finalement, brider une imagination qui pourrait n’en ressortir
que plus fertile. En échos à cette injonction, le titre fait allusion à cette querelle
rhétorique et théorique née à la Renaissance italienne, nommée Paragone. En
effet, plus qu’une simple bataille, ce concept développe une idée forte : les
artistes, en défendant leur art propre (à fortiori la peinture et la sculpture) font
essentiellement valoir leur indépendance et leur statut. Ce n’est pas tant le
conflit ou la supériorité d’un art sur un autre qui importe, mais bien la manière
d’exister et de créer dans une société qui ne leur reconnaissait pas encore la
condition qui est aujourd’hui la leur : c’est la « culture de lutte pour l’obtention
d’un rang » comme l’écrit Christiane J. Hessler1.
Ce titre vient comme un pied de nez au débat qui semble persister : Eve
Malherbe peint, dessine et modèle sans jamais dévaluer une pratique par
rapport à une autre. Pourtant, elle réussit à affirmer sa position d’artiste au
travers d’une direction et d’une intention esthétiques et intellectuelles nettes.
Le choix des oeuvres et de la scénographie vient porter, pour cette exposition,
ce désir de montrer plusieurs facettes, cohérentes et multiples de la
production virtuose de l’artiste. Les artistes renaissants, eux-mêmes, ont usé
de cette ambivalence en associant et en comparant les arts : “La peinture est
une poésie qui se voit au lieu de se sentir et la poésie est une peinture qui se
sent au lieu de se voir. 2” D’une manière poétique, justement, et en osant le
mélange du dessin, du textile, des pièces plus hybrides et de la peinture, ce
sont tous les arts qui semblent se rendre hommage entre eux et s’amusent
ensemble, silencieusement et avec grâce, du débat. Un éclat d’impertinence
sur une mer de merveilles.
Dans ses peintures-mêmes, la discorde s’agite : on croirait finalement y voir
des figures sculptées. Ses dessins aussi, dans la tendresse du fusain et la
fragilité de la poussière, se confondent avec la douceur du pli d’un tissu qui
serait dérangé par le vent. Le drapé, librement inspiré par la dévotion
méticuleuse de Zurbarán, donne vie à des formes s’échappant sciemment de
l’abstraction. Les oeuvres se répondent en un langage indicible suggérant
l’apparition, le désir, la transformation, l’éblouissement et le mystère : voilà un
chant sans paroles que l’on comprend toutefois.
Cette artiste transforme donc la matière en miracles sur verre, sur toile et sur
papier. C’est inattendu. C’est une révélation, dans tous les sens du terme. On
devine l’esquisse d’un repos, une étreinte, entre des statues qui se meuvent et
des mouvements qui se figent, on croise des soleils, jusque-là cachés, euxmêmes
aveuglés, qui percent les nuages. “ Un, deux, trois, soleil ” : nous jouons
avec les oeuvres à une partie sans fin, où, croyant être le maître du jeu et du
regard, l’on constate, en se retournant, que chaque oeuvre semble s’être mue.
En fermant les yeux, on garde l’empreinte de ces formes illuminées et pleines
d’un silence vibrant. Dès lors, on accepte de croire aux miracles.
1 Christiane J. Hessler, Zum Paragone: Malerei, Skulptur und Dichtung in der Rangstreitkultur des
Quattrocento, Ars et Scientia 6, Akademie Verlag, 2014.
2 Léonard de Vinci, Traité de la peinture, Péladan, Librairie Ch. Delagrave, Paris, 1910
Paragone ou Para-Gone par Edwart Vignot
« (…) et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon
esprit, ce que je croyais voir de mes yeux. »
Descartes, Méditations métaphysiques, méditation II.
Nul n’est besoin de revenir sur la définition première et entière du précepte mis
en place à la Renaissance et brillamment résumé par Laure
Saffroy-Lepesqueur, mais intéressons nous plutôt à cet autre Para-Gone, ce
néologisme mêlant la langue de Platon à celle de Shakespeare afin de mieux
appréhender l’oeuvre d’Eve Malherbe, de l’approcher pour mieux la dévoiler,
tenter d’ôter, d’arracher même les mystères détenus par ces linges vivants,
vibrionnants, entêtants.
Préfixe, du grec para, à côté de, entrant dans la composition de nombreux
mots avec le sens de « à côté de », « en marge de » (paralittérature), de
« complètement » (parachever), de « presque » (paratyphoïde).
ET
Gone traduction littérale de l’anglais signifiant Disparu(e).
Para-Gone, ce nouveau mot a été créé ou inventé spécialement pour décrire
une part de l’univers peint de l’artiste, pour expliciter et expliquer cette « presque disparition », ces énigmes à résoudre, ces troubles à dissiper…
Mais,
Reprenons
Regardons
Et
Observons
Que voyons-nous ?
Que ressentons-nous ?
S’il est une question que l’on doit se poser devant une peinture de Eve
Malherbe c’est : quelle est sa dimension ? Sous-entendu, quelle est sa
structure et par la même son « poids », son ampleur autrement dit, sommes-nous
face à une oeuvre en deux ou en trois dimensions ?
Et pourquoi pas les deux après tout ? Ce qui ferait ainsi voler en éclats toutes
disputes bien stériles concernant le premier des Paragones. Car chez Eve
Malherbe, tout comme son oeuvre dessiné à la poussière, le but est avant tout
de jouer avec notre perception, de brouiller les pistes, de nous donner à penser
autant qu’à voir, à rêver autant qu’à admirer. De nous jouer de nous en
somme… avec malice et subtilité.
Et cette alchimie des sens, l’artiste la rend possible grâce à une technique
virtuose et minutieuse qui sur la toile rend ses visions imagées hyper réalistes,
fantasmagoriques et marquantes.
Finalement, se retrouver face à une composition d’Eve Malherbe, c’est
accepter de vivre une expérience à la fois sensible et cérébrale : une aventure
Méta-Physique.
Texte de Raphaël Gomérieux,
Maître de conférences, chercheur au Centre d’Étude des Arts Contemporains de l’Université de Lille.
Catalogue Casa Velazquez, 2022
L’effrangement du visible
Par l’entremise de tissus propices aux jeux de réflexions et d’irisation, Eve Malherbe peint depuis plusieurs années des scènes où l’enveloppement du corps joue un rôle prépondérant. Par ses ambivalences le tissu érotise et attise autant qu’il peut faire écran, préserver, étouffer voire soumettre. Familiers, mais aussi inquiétants, rares sont les motifs capables de projections aussi variées, mettant d’emblée en crise toute réception univoque et définitive. Face à ces oeuvres, aux desseins non identifiés, le spectateur est comme traversé : assiste-t-il à la mascarade amusée d’enfants qui se drapent, à la grâce sensuelle de vestales antiques, à un rite obscurantiste à la manière du ku klux klan, à moins qu’il n’ait vu, ému, la levée d’une armée d’Ophélie revenues à la vie ? Sans doute n’est-ce rien de cela et tout à la fois. Qu’importe à vrai dire, car l’enjeu n’est pas tant de fixer une quelconque anecdote que de restituer l’énigme du visible dans toute son épaisseur phénoménologique.
En effet, ces tissus représentés sous la forme de volumes quasi sculpturaux (cf. Habiter l'exil, 2022) ne sont pas seulement habités par les corps, mais sont aussi fécondés par le milieu dans lequel ils prennent vie. Tout se passe comme si l’artiste cherchait à nouer ensemble la « réflexion du visible » et l’« animation interne » sous-jacentes aux corps. Rappelons-nous les pages de Merleau-Ponty, alors absorbé par un jeu comparable, celui des reflets de l’eau d’une piscine sur l’écran des cyprès. Les corps que nous devinons sous l'épaisseur du tissu (cf. par exemple Pin-up météorite, 2021), nous ne les voyons pas malgré la trame et ses reflets, mais justement à travers eux, par eux. S'il n'y avait pas ces plis, ces recouvrements, ces distorsions, ces éclats de lumière, en somme si cette « chair » nous manquait, nous cesserions d’appréhender ce visible « comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique »1.
Dans la secrète continuité de ce travail d’effrangement du visible, la résidence d’Eve Malherbe à la Casa s’effectue aussi sous le signe de l’expérimentation. Aux vastes compositions, s’ajoute depuis peu une enquête à partir de pigments volatils noirs : poudre de charbon, cendres et poussières méticuleusement récupérées puis collées. Comme à son habitude, l’artiste travaille contre les apparences, mais pour se faire commence par s’amarrer tout contre. Les figures s’affirment en niveau de gris mais sans aller jusqu’au seuillage (cf.Grâces, 2022 ; Extases, 2022). Fixer précisément les traits ne saurait être ici qu’un objectif à court terme ; un repère préalable pour mieux évaluer la résistance qu’oppose cette nouvelle poïèse. Expressifs ou endormis, les visages ont en commun une attention portée ailleurs. Bien qu’objectivement inaccessible au spectateur, l’hors-champ ou l’intériorité du sujet sourd et redouble à sa façon la recherche de synthèse qui opère déjà sur un plan plastique. À ce titre, les plaques de verre teinté qui servent de supports génèrent aussi par endroits des halos réfléchissants par lesquels l’espace réel est également convoqué à fusionner avec l’image.
Dans la série en six parties (Dialectes du cri, 2022) la récurrence des mêmes traits féminins joue le rôle d’invariant propice à rendre lisibles les modulations qui s’opèrent d’une réalisation à l’autre. Dans ce jeu de glissement, l’attention du spectateur se focalise alors sur la nébulosité mouvante de la lumière qui distribue diversement les modelés, voire parfois dévore les ombres et déchire la représentation. Bien que la technique ne soit pas indicielle, ce jeu d'apparition et de disparition renoue avec le brouillard des images révélées, qu’il s’agisse des linceuls et suaires spirituels ou de la photographie pionnière, quand cette dernière tenait encore du dessin bourdonnant de lumière plus que de l’image glacée.
D’autres investigations (cf. Isabela y Charly durmiendo, 2022) prennent la forme d’installation à partir de larges pans de toile (lin, soie, mousseline de soie). Sur le support non enduit, l’image infuse. Cette propriété du tissu, qui n’était pas directement abordée dans les œuvres enchâssées, participe aussi de la volonté de saisir « ce presque rien », autrement dit cette aura qui fonde toute présence véritable.
Voilà certainement, de seuil en seuil, l’authentique prégnance que poursuit inlassablement l’artiste : tisser l’iciavec le maintenantet déchirer le visible pour le panser avec lui-même. Que cela prenne la forme de dessins, de peintures ou encore d’installations, l’ensemble du travail opère par fines couches et voiles suggestifs afin de laisser advenir les figures dans l’épaisseur du doute. Venir voir les œuvres d’Eve Malherbe relève alors d’un instant suspendu, celui de les «voir venir ».
1. Maurice Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit (1964), Paris, Gallimard, 2001, p.71.
Texte de Victorine Grataloup,
curatrice, co-commisaire du festival ¡Viva Villa!
Catalogue Viva Villa, 2022
Eve Malherbe mène une recherche sur le pli, en s’intéressant notamment aux drapés du siècle d’or espagnol : « Dans la peinture espagnole de l’époque, le poids de la contre-réforme et de l’austérité est très fort. Et les drapés ne s’envolent pas, contrairement à l’Italie. Derrière le drapé il y a la question du désir, parce que les plis attirent notre regard sur les parties du corps qu’ils sont supposés cacher.1 »
Habiter l’exil (2021) est un des tableaux qu’Eve Malherbe a tiré de sa recherche. Il représente un drapé irisé représenté pour lui-même, comme un exercice de peinture pure. Les plis dorés se dégagent nettement sur fond d’un paysage traité à la manière renaissance, avec de petites montagnes bleutées fondues en arrière plan. La couverture de survie, elle, est travaillée de façon à se rapprocher de l’image photographique, comme un tableau dans un tableau.
Qu’y a-t-il derrière ce drapé ? Le souffle du vent ? Une ou plusieurs personnes ? La force du tableau réside dans son silence à ce sujet. L’imaginaire de la tente est convoqué, mais celui ou celle qui regarde l'oeuvre peut projeter sa propre scène, en s’émancipant plus ou moins du titre.
1. Toutes les citations proviennent d’un entretien mené avec l’artiste à son atelier à la Casa de Velázquez, janvier 2022.